ROMAN

17,90 euros - 192 pages

Parution le 27/04/2012

ISBN 978-2-35887-039-9

COLLECTION
LITTÉRATURE

 

 

Descente au paradis

Éric JAMOIS

Mat, un jeune marginal français, vit à Hambourg avec Gloria. Entre la jeune cadre d’une société de conseil en communication et le petit Français, sexe et amour fou. De petits boulots en combines, Mat se fraye un chemin dans les ruelles sombres du port allemand, croisant créatures de la nuit, petites frappes et gros mafieux, sous les néons des webcafés branchés ou des döner kebab crasseux. Un soir, Mat assiste à une fusillade dans un bar entre des racketteurs et les videurs aux crânes rasés. Encore sous le choc, il rejoint Gloria dans son loft. Mais celle-ci n’est pas seule, le romantisme postmoderne cède le pas au vaudeville, et c’est violent... Mat s’en prend à son rival, or celui-ci n’est pas le premier bodybuildé venu : il s’agit de Boris Stekov, le truand bulgare dont la cruauté est aussi connue dans les rues de la ville que sa Cadillac jaune. Et s’il est surnommé “le Chrétien”, rien à voir avec l’amour de son prochain... Le Français se retrouve donc en cavale dans le port de Hambourg, aidé par Sonia le travesti bolivien, et bien indirectement par Lothar Mainz, le policier harcelé par un supérieur aux ambitions politiques démesurées. Mat court, cogne et se fait cogner au rythme de ses interrogations : pourquoi et comment sa conquête a-t-elle pu succomber aux charme de la brute bulgare ? Est-ce que le gang des truands aux masques de Mickey qui rackette les établissements de nuit est aux ordres du Chrétien ? Quel est le lien improbable entre les activités de conseil en communication de Gloria auprès du bourgmestre d’Hambourg et les mafieux ?  Difficile pour Mat de s’y retrouver dans les rapports de force entre mairie et police, entre luttes de pouvoir au sein de l’Unterwelt d’Hambourg et les mafias de l’Est...

ROMAN

17,90 euros - 192 pages

Parution le 27/04/2012

ISBN 978-2-35887-039-9

COLLECTION
LITTÉRATURE

L' Auteur

Éric JAMOIS

Éric JAMOIS

Éric Jamois est né en 1968 et a grandi en banlieue parisienne. Grand voyageur au tempérament d'aventurier, artiste, il se lance tardivement dans l'écriture. Descente au paradis est son premier roman.

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1

 

- Gloria, t’as appelé le garage… Gloria ?

C’était mi-septembre. L’après-midi touchait à sa fin et le jour se refermait comme une fleur sur la ville. Gloria piquait un fou rire au téléphone en se tortillant en sueur sur le sofa. Les mèches noires de ses cheveux collaient aux plis de son cou et sur ses tempes.

- Gloria…

Le soleil n’avait pas débandé de la semaine, à croire qu’il avait trouvé la lune. Il faisait pas loin de trente-cinq degrés et un pic de pollution était battu toutes les deux heures. Le moindre morceau de tissu agissait comme un buvard sur nos peaux. On n’avait pas vu ça ici depuis des siècles. L’orage menaçait depuis des jours et l’atmosphère, asphyxiée d’infimes particules d’eau, rendait chaque inspiration oppressante. On attendait la pluie comme un soulagement magnifique.

- Glo…

Elle me fit non avec l’index et un signe de la main pour que je la mette en veilleuse. J’ai pensé que si le rire rallongeait réellement l’espérance de vie, elle n’avait pas fini de m’emmerder avec ce téléphone.

- Tu te rappelles que tu devais aller chercher la bagnole ? Et arrête de fumer à l’intérieur, ça m’aiderait à tenir bon.

Ses yeux noirs s’obscurcirent, elle tira une longue taffe sur sa cigarette et expira la brume de ses poumons dans ma direction. C’était du Gloria tout craché, je la connaissais bien et ses yeux disaient exactement ce qu’elle pensait. Je savais précisément quand elle avait décidé de me prendre la tête ou quand elle était mal lunée, et le fait qu’elle ne me réponde pas me faisait ni chaud ni froid. Je regardai ses jambes frotter sur les coussins comme une promesse et ça m’allait comme ça. Ces derniers temps, des petites tensions étaient apparues entre nous, peut-être à cause de ce ciel d’un bleu éreintant qui nous poignardait dans la chaleur suffocante, ou plus certainement à cause du nouveau job qu’elle avait décroché à la mairie. Nous étions à six mois de la prochaine élection municipale et Gloria avait été embauchée à la communication du Erster Bürgermeister,Franz Staffer pour toute sa campagne. Le statut particulier d’Hambourg, ville-état, et l’indépendance de la région donnaient à ces élections une place à part sur l’échiquier politique. Le stress et le chambardement de notre quotidien qu’impliquait son poste de conseillère étaient sans précédent.Sur la table basse autour du cendrier, étaient étalées les premières épreuves photos, sur papier brillant, de la campagne d’affichage de Franz Staffer.

- Pour un Paradis vert, je lus à voix haute le slogan de campagne.

- Occupe-toi de tes affaires Mat ! Répliqua-t-elle.

- OK, tu as appelé le garage au moins ?

Elle posa agacée une main sur le combiné pour obstruer les petits trous et me parla à voix basse.

- Mat ?

J’allais peut-être avoir droit à une explication pour une fois.

- Prends-moi un Coca dans le frigo.

Gloria maniait à merveille la langue de bois et pouvait vous laisser avec des échardes grosses comme des pieux dans le ventre. Parfois je me demandais juste si elle m’entendait, j’avais de plus en plus l’impression d’être la doublure de l’homme invisible. Sale con, pensai-je en regardant encore une fois le sourire ‘‘dents-blanches’’ de Franz Staffer étalé au milieu de mon salon. Ce mec bouffait du dentifrice, c’était pas possible autrement. Je fis un nœud à mes cordes vocales. La pendule indiquait vingt et une heures passées, j’avais tout le temps avant le poker chez Kern. Je me suis rapproché d’elle en passant derrière le canapé j’ai plongé une main dans son décolleté et je l’ai embrassée dans le cou. En me redressant j’écrasai sa cigarette qui se consumait sur le bord du cendrier.

- Viens boire un coup. Ça fait longtemps qu’on n’a pas été faire un petit tour, je lui soufflai.

Un ange passa vaporisant un silence austère, un putain d’ange à qui je ne réussis pas à arracher la moindre plume. On entendait plus qu’une mouche à merde coincée du mauvais côté faire un vacarme d’enfer. Elle collait de furieux coups de tête dans la vitre pour s’en sortir. On en était tous là. Ça avait foiré pour chacun de nous à un moment ou à un autre.

Sans se départir de son calme Gloria, sans concession, ralluma une clope et reprit la conversation avec son interlocuteur. Je me suis retourné vers la baie vitrée en me redressant, le rideau était ouvert. On habitait un grand appartement sur une colline près d’anciens entrepôts, loin de l’agitation du centre avec une vue imprenable sur une partie de la ville. Je fis coulisser le montant pour libérer la mouche et m’accoudai à la rambarde du balcon, je ne pensais plus à rien. Je laissai mon regard ricocher sur les toits, un océan orange de tuiles mécaniques. Une bretelle d’autoroute illuminée se détachait entre deux bâtiments comme un toboggan à bagnoles. Dans la lointaine rumeur des klaxons, un tas de mecs enfoncés dans leur siège engloutissaient l’asphalte le plus rapidement possible pour aller se noyer dans la nuit. On entendait quelques coups de patins plantés à l’ombre des radars automatiques, les bagnoles s’encastraient comme de la pâte à modeler et des mecs finissaient en steak haché. La sélection naturelle suivait son cours. Je sondai le fond d’une de mes poches pour en extraire de la petite ferraille. Face je lui amènerai son coca. Pile, je filerai de cette étuve pour aller chez Kern. D’une pichenette, une des pièces monta tutoyer les taches et les craquelures du plafond, derniers souvenirs de l’infiltration des pluies du printemps.

Je regardai la pièce tournoyer sur elle-même prêt à la rattraper au vol. Je suis un joueur. Poker, Black Jack, j’écume les clubs, les arrière-salles. Quand je suis arrivé à Hambourg, je combinais les soirées de cartes avec des boulots sans lendemain. Une litanie de jobs à la con, physiquement c’était devenu infernal, le travail le jour, les nuits à jouer. Une sorte de mariage blanc entre la raison et le rêve. J’avais fini par avaler les faire-part de mariage pour garder les pieds dans les cercles de jeux. Normalement, j’arrivai à m’en sortir comme ça, à payer mes factures, je joignais les deux bouts, mais concrètement, je n’avais pas fait une thune de l’été. Les jeux ne tournaient pas, les cartes restaient figées. Je m’étais fait refaire de trois cents la veille et ça me mettait sous pression. Il n’y avait aucun moyen de mettre les bouchées doubles pour faire du fric. Le sentiment de toucher le fond dépend surtout de la capacité de chacun à surnager. On voyait assez de mecs se noyer dans des verres d’eau pour garder son calme, l’âge donne un certain recul sur les événements et j’avais largement de quoi voir venir désormais.

Pile !

Je refermai la porte derrière moi sans me souvenir de la dernière fois qu’on était sorti ensemble avec Gloria.

J’attaquai mollo l’escalier à cause de cette marche en plein virage. Je ne peux pas dire si elle était plus petite ou plus grande ou arrondie à l’angle, mais à chaque fois que je déboulais sans faire attention, l’histoire était déjà écrite, c’est « Holiday on ice ». Je me rattrapai à la rampe, à la peinture ou à la chance. Sous le regard du clair de lune, je me laissai entraîner par la pente douce et tortueuse bordée de briques rouges de la résidence. Les petites lumières s’allumaient automatiquement sur mon passage et les talons de mes chaussures enfonçaient en douceur la surface goudronnée de l’allée. Le soleil avait lessivé les murs de la ville durant la journée entière et dans la moiteur du soir, chaque brique irradiait la chaleur emmagasinée. L’air était irrespirable.

Je m’arrêtai au Harry’s Wheels en passant, pour prendre le Spécial Harry’s Burger à emporter avant de poursuivre mon chemin. Il ne fallait pas longtemps pour descendre à pied jusque chez Kern. La taverne se trouvait à quelques pâtés de maisons, en contrebas d’une ruelle mal éclairée.Un bar de nuit, sans enseigne avec une salle aux lumières fatiguées, caverneuses. La dernière station avant les abysses.

 

2.

 

C’était le début de soirée. La lune hachurait l’obscurité métallique. Je sombrai dans Bleichstrasse sans me presser. Les couples se tenaient par la main et les rires grimpaient le long des gouttières. Des brochettes de fumeurs se formaient sur le seuil des restaurants et un courant d’air s’abattit docilement. Une douceur chaude et épaisse me dégoulina sur le visage quand j’arrivai au pub.Un cerbère se tenait à l’entrée.

- Salut Mat.

Il faisait danser une allumette au coin de sa bouche avec la décontraction des mecs qui n’ont rien à craindre de personne.

- Quoi de neuf, Paco ?

Paco n’avait pas exactement la tête d’un porte-bonheur. Ex-boxeur, ex-militaire, un cou de taureau, il aurait pu vous désosser à mains nues, je n’aurai pas ramassé cinquante cents à ses pieds.

- C’est calme ce soir, me dit-il.

- C’est la conjoncture qui veut ça.

Sans prêter attention au distributeur automatique de cigarettes, j’envoyai la dernière bouchée de mon hamburger au fond de la poubelle en acier en suivant la flèche du néon bleu qui bégayait comme chaque vendredi le mot Jazz.

- Bonne soirée, Mat.

- Merci Paco

Je traversai la salle voûtée, tandis que Jack, un noir adipeux, se tenait sur l’estrade derrière le Steinway. Il pétrissait le piano et passait par tous les états au fur et à mesure qu’il distillait ses notes et son bourbon. Il jouait du jazz, du blues, détournait des notes et jouait des mots, il jouait des blanches et des noires et se jouait du monde par petites touches successives.

- Ça va comme tu veux Jack ?

- Si tu le dis… Qu’est ce que tu fais là si tôt ?

- Je sais pas ce qui m’arrive, je crois que ma pendule interne débloque.

- Fais gaffe, y a pas d’horloger pour ça.

- Tu veux que je te ramène quelque chose ?

- Quand tu repasses, prends-moi un double Mat !

- Je croyais que tu devais lever le pied sur la picole ?

- Moi aussi j’y croyais, mais ce sont ces putains d’éléphants qui m’en font voir de toutes les couleurs, tu sais.

Sa figure noire se referma et Jack envoya ses doigts jongler avec les touches en ivoire jauni du piano, cette fois, il ne jouait que pour moi. En fait, tout se passait entre les lignes, un double, ça voulait dire : « Mets-moi un triple petit, j’en ai plein le fion ce soir, t’as vu leur gueule, comment est la lune ? » Un limé, c’était autre chose. Au bout de quelques mètres en direction du bar le piano de Jack ne servait plus que de fond sonore. Au comptoir, deux plantes grimpantes, deux allumeuses, Greta et Jenny, une blonde et une brune, juchées sur les tabourets recouverts de velours, croisaient et décroisaient les jambes de façon paresseuse pour chauffer les types accoudés sur le zinc et boire à l’œil. J’embrassai les filles sur leurs perchoirs. Greta, la blonde décolorée, avait un physique plutôt avantageux mais une voix haut perchée qui distillait une conversation insipide dont la seule ponctuation était les allées et venues de son chewing-gum au bord de ses lèvres. Comme dans la vie beaucoup de choses se jouent à la première impression, l’avantage qu’avait Greta sur le reste du monde, c’est que la vitesse de la lumière était plus rapide que celle du son. Elle passa ses bras autour de mon cou et me posa un baiser au coin des lèvres.

- Toi tu sais, je t’aimerai toujours, elle chuchota.

En souriant, je dégageai ma nuque de son éternitéet pris place un peu plus loin sous l’œil éteint des plasmas. Je passai mes doigts sur mon front en les remontant dans mes cheveux et tapai sur le bar un petit enchaînement nerveux de percussions avant d’interpeller le proprio occupé à mille choses. — Déjà là ? Fit-il en abandonnant son torchon humide sur la machine à café pour m’embrasser.

Je me suis demandé s’ils avaient tous un coucou qui leur sortait au milieu du front.

- Qu’est-ce qui se passe, vous avez un œil sur la pendule ce soir ou quoi ?

- Y a des fois où on compte les heures, tu sais.

- C’est la peur de manquer ?

Son sourire s’élargit, j’aimais bien Kern. Ça faisait un bail qu’il shakait des Whisky Sour et servait des pintes derrière son comptoir, mais ça n’en faisait pas un barge pour autant. Il aurait même pu vous redonner de l’espoir. C’était un bosseur impénitent, un Breton. Il se donnait à fond dans tout ce qu’il faisait, c’était incompréhensible. Toujours en activité, il était comme ces acrobates qui marchent sur une boule et tant qu’ils marchent, elle roule. Avec Kern, la terre n’était pas prête de s’arrêter de tourner, allez-y les mecs, vous pouvez dormir tranquilles, demain il fera jour. En comparaison ma contribution pour que le jour se lève était insignifiante.

- Y a une table qui se prépare pour onze heures si ça te branche.

Pour ce soir, il avait combiné un poker avec des touristes et deux blancs-becs de Düsseldorf pour en découdre. Avec la recrudescence de joueurs arrivés au poker par la médiatisation des tournois et des sites du net, on arrivait à monter des parties improbables et c’en était une à ramasser un peu de fraîche. Kern n’avait pas son pareil pour dénicher des gogos et tout se jouait derrière la petite porte dérobée sur la gauche. Une moquette rouge usée jusqu’à la corde constellée de brûlures de cigarettes, cinq tables rondes, des sabots pour les cartes, c’est là que je passais l’essentiel de mes nuits.

- J’en suis, dis-je, Rosie n’est pas là ce soir ?

- Elle est restée à l’appart, la petite a chopé la crève à cause de la clim’. Rosie, était sa femme. La femme d’une vie et la mère de Tamara leur enfant unique âgée d’une douzaine d’années.

- Tu veux quelque chose ?

- Sûr… lui dis-je en commandant dans la foulée un triple pour Jack et un baby coke pour me le vider dans l’estomac.

La déco du bar n’était qu’une enfilade de volumes allongés, un alignement méthodique de bouteilles d’alcool éclairées par-derrière, entre la machine à café et une douche à soda et derrière Kern, sur le mur, des tubes dorés faisaient flotter dans l’espace des étagères de verres. Le bar d’un pub c’est un mètre de recul sur quatre de long, ça donne une parfaite définition de ce que peut être le supplice d’un barman. On n’échappe à rien de là. Je ne connais pas de pire endroit pour se taper des histoires interminables, des histoires de merde, d’existence engourdie où t’as intérêt à croire en la réincarnation si tu y cherches quelque chose de positif, un espoir, allez, la prochaine sera la bonne, so long… Les clients ne manquent jamais de salive pour vous étaler leur vie sous la tronche. Impitoyables, les mecs se gênent rarement et balancent tout ce qui reste de leur cervelle dans un mot, une réflexion, comme la dernière poignée d’un sac de confettis. Et si par faiblesse vous ouvriez les portes de votre âme à ces types, tout le cirque rappliquait dans la seconde pour monter son grand chapiteau sous vos fenêtres. Un peu plus ou un peu moins de misères dans vos nuits, qu’est-ce que ça pouvait bien leur foutre ?

 

La soirée était plutôt peinarde de ce côté-là, sans trapéziste, ni jongleur. J’étais en train de me brûler le gosier avec les cubes de glace de mon baby quand j’aperçus dans le reflet cuivré des pompes à bière une souris géante. C’était une souris avec des oreilles à vous entendre siffler à des bornes de là. Je parle d’une vraie souris. Je la vis s’approcher et peut-être que j’étais le seul à faire attention à ça. Je me mis légèrement à tressaillir, je me méfiais de mes visions, j’avais pensé en premier lieu et avant toute chose à une remontée d’acide. En pivotant sur mon siège, pour voir distinctement si la bestiole qui venait d’apparaître dans mon dos était réelle, je reconnus instantanément Mickey Mouse en chair et en os. Mickey, flanqué de Pluto son ami d’enfance et d’un canard fluet au bec jaune dont le nom ne me revenait pas. Comme certains tendraient des crucifix face au diable, eux ont sorti des flingues. Heureusement que j’avais déjà-vu ça à la télé, sinon, j’aurais jamais compris ce qui se passait.

- VOS GUEULES, LES MAINS EN L’AIRR ! Aboya le masque du Pluto géant avec un accent de l’Est.

C’est dur dans ces circonstances, d’improviser quelque chose de nouveau, d’être original en matière de style. Je glissai de mon tabouret, le piano de Jack fit quelques fausses notes et tout le monde, le temps d’un instant, se transforma en pain de sel. Monsieur Mouse, un trois-quarts de cuir plaqué sur les épaules, s’approcha du bar d’une démarche assez pesante. Une de ses mains libéra la culasse pour charger la chambre de l’automatique et son bras armé se tendit. Je me retrouvai presque instantanément dans la ligne de mire d’un 38 spécial. Avec un soin infini, il enserra la crosse du calibre qui épousait la forme de ses doigts, pratique, racé, avec des grips, on aurait dit la poignée qui tenait le monde. Un mongolien aurait compris qu’il ne fallait pas déconner avec ça. Il posa l’acier du canon sur le coin de ma gueule. Le métal glaça ma pommette et à ce moment précis, je me souvins de la canette de Coca que j’étais censé apporter à Gloria.

L’engin chromé réfléchissait les lumières du plafond en me piquant les yeux. Je n’aurai jamais cru que l’acier puisse être aussi froid, le canon était vissé en plein dans le mille et mon sang faisait des tours de piste à toute berzingue.

- Trranquille mon ami, trranquille ! Fit l’accent de Pluto en passant dans le dos de Mickey.

Il devait bien faire deux têtes de plus que tout le monde. Un balaise. Un sacré morceau de barbaque. On n’aurait pas pu lui faire répéter sa phrase plus lentement. Il était très calme. Il roulait les r en prenant tout son temps. Les mots se détachaient de sa bouche dans un flux rauque et reposant, c’était la promesse de nos emmerdes. Je lâchai mon verre et restai trranquilleles pieds dans la sciure. La souris tenait tout le monde en respect avec ce simple flingue appuyé sur ma tronche. C’est incroyable le pouvoir qu’on peut donner aux choses. Jack, les filles, les clients, personne ne bougeait. En l’espace d’une poignée de secondes, ils avaient tous pris dans le plâtre et quelque part ça me rassurait. Parce que s’il poussait à un de ces enfoirés l’idée saugrenue de se faire la belle dans la nuit, c’est moi qui allais régler la note pour tout le monde. Ça me donnait presque envie de hurler à la mort. D’un signe de la tête, le rongeur nous regroupa tous d’un côté du comptoir, tandis que le Pluto géant et le canard braquaient Kern pour lui faire la caisse. On était face à une vraie bande d’allumés.

- Verrse le frric là-dedans ! Ordonna le chien orange, en balançant un sac de toile par-dessus le comptoir.

On aurait dit un rottweiller déguisé en chien gentil.

- Doucement les gars ! la caisse est quasi vide, fit Kern.

- Nous prrends pas pourr des cons, on est venu pourr le frric des parris, répondit le clébard qui continuait d’épeler chacun des mots.

Entre chaque syllabe un filet de sueur me coulait entre les omoplates. Greta, la blonde décolorée, s’était instantanément mise à sangloter en voyant la parade de Disney défiler dans le saloon, peut-être qu’elle aussi regrettait de ne pas avoir apporté une boisson fraîche à son conjoint ou peut-être qu’elle se demandait avec qui elle avait bien pu refuser de coucher pour en être là aujourd’hui.

- Arrête de chialer connasse, si tu veux pas que la gueule de ton copain finisse en tartare sur les murs ! Intima Mickey en appuyant l’engin un peu plus profondément sur ma pommette. Il parlait de ma gueule. Dieu merci, Greta était une fille forte. Elle fit un signe en tamponnant les larmes qui coulaient sur ses joues avec le bout de sa manche et aspira une longue brassée d’air conditionné. Son autre main passa derrière sa tête entre ses cheveux pour se masser la nuque qu’elle trouvait raide tout à coup. Elle aurait voulu y poser un sac de glaçons pour se décontracter. Elle ferma les yeux un court instant avec une sorte de haut-le-cœur qu’elle essaya maladroitement de refréner et renifla par à-coups de façon étrange avant de prendre de longues aspirations bruyantes comme on ferait au bord d’une rivière. Quand tout à coup : RRrrrrrrah ! Elle renvoya toute sa bouillie dans un jet incontrôlable. Son dîner, son vin, son contraceptif, du sperme, sa bile, son ulcère, son chewing-gum à la chlorophylle, tout était sorti en vrac dans une marée violacée pour s’étaler sur les pompes de Mickey. Le mec pencha sa tête vers ses godasses. Son masque de latex continuait de se fendre la poire, mais peut-être qu’il était furax à l’intérieur, voire même, vraiment furax. À y est, je me suis dit, ce coup-ci, c’est mort. Je vais me prendre un caramel, en pleine gueule, juste pour apprendre à cette conne à gerber dans ces petits sacs qu’on trouve dans les avions. Putain, crever aussi loin des îles, c’était vraiment trop déprimant. Je regardai Galilée, le clébard siphonné de Kern étalé contre la porte du tripot, pour savoir quelle stratégie il échafaudait pour nous tirer d’affaire. Le pauvre vieux avait toujours regardé voler les mouches sans jamais leur faire de mal et je compris à ses yeux mi-clos, qu’il allait falloir nous débrouiller tous seuls. Je fermai les yeux à mon tour et partis au plus profond de moi, une introspection à une profondeur insondable, quelque part où j’avais jamais été, pour essayer de ramener un truc de magique ou n’importe quoi. Quand je rouvris les paupières, le flingue dessinait toujours un trait d’union entre moi et le monde de Disney. J’étais pas Merlin non plus, fallait pas rêver. Le plus perturbant, c’est que le mec ne décrochait pas son regard de la flaque qui s’étalait sur ses godasses. Il s’était crispé un peu plus fort au manche de son flingue comme pour tenir le coup et semblait absorbé par le côté irréel de ce qui recouvrait ses lacets.

- Hé, ça va aller mec?

Il redressa la tête dans un frisson incontrôlé. Je crus même voir perler une larme à l’intérieur de son masque. Mickey, les yeux clairs délavés injectés de sang, se décomposait. Peut-être que c’était un sensible et qu’il pleurait ses pompes de daim neuves, peut-être qu’il s’était dit « La salope ! Elle a gerbé sur Bambi », quand soudain : RRrrrrrah ! rebelote ! Mais ce coup-ci ce n’était plus le tour de la fille. Une espèce de macédoine sortait par les trous du déguisement. Mickey était carrément en train de se noyer dans sa gerbe. Il toussait pour de bon. Pluto, le rottweiller, sauva son compagnon de la noyade comme l’aurait fait n’importe quel bon chienchien. Il arracha le masque de souffrance de son complice et tira la souris déglinguée hors du bar tandis que coin-coin protégeait leur retraite. Le trio disparut avec leur sac dans un souffle, un battement, un concert de portières et de gomme fondue tartinée sur la chaussée, pour laisser place au vide et aux senteurs du caoutchouc brûlé.

On s’est tous regardé. On a baissé les bras pour se ruer dehors comme des justiciers. Mais on n’était pas à la poursuite des voleurs, non, on se précipitait à l’extérieur à cause de l’odeur de gerbe, pour ne pas en remettre une couche. Kern était le seul à posséder un flingue, qu’il planquait derrière le comptoir et ce n’était pas le genre à tirer un coup de semonce en l’air en guise d’avertissement. Il nous devança dans la ruelle avec l’envie de faire un carton, de leur faire entendre siffler les balles et d’exploser la lunette arrière de leur voiture, mais c’était trop tard. Le Danois déjanté, sortit en aboyant comme un enragé et se barra de l’autre côté.

- AU PIED ! GALILEE, AU PIED ! Vociféra Kern.

Le chien était déjà à l’angle d’Utrecht Strass, on ne le revit pas de la nuit. Un des clients sortit un mouchoir pour Greta, un autre appelait sa femme. Tout à coup les mecs savaient faire mille choses différentes, moi pas.

- Ça va ? Demandai-je à Kern.

- Sûr que ça va et toi ?

- J’en sais rien, je répondis assommé.

Paco, étendu sur le ciment gras, mâchait ses dents en gémissant. Je fermai les yeux pour m’épargner la vue du caillot écarlate qui s’échappait de sa bouche. Kern s’inclina au-dessus de la tête de son portier pour se lancer dans un diagnostic.

- Oh putain ! Lui déclara-t-il, en épongeant le sang avec un amas de serviettes en papier qu’on lui tendait, tu vas bouffer de la purée avec une paille pendant un paquet de temps mon gars. Le visage blafard, les yeux hagards, le colosse crachait son sang et ses molaires. Ils lui avaient pété la mâchoire. J’ai même eu peur que ça soit plus grave que ça. Il n’était plus qu’une douleur. Pendant que je lui détachai le bouton du col pour le laisser respirer, il essaya, la langue collée au palais et sans bouger les lèvres de parler. Incompréhensible. Inarticulé. On aurait dit un numéro de ventriloque pas très au point.

- Hein ? Quoi ? Une pizza ?

- Nan ! Il dit qu’ils étaient trois.

- Je sais pas si je dois appeler Disney World ou les flics, fit Kern.

- Laisse tomber, dis-je, tu te vois chez les cognes avec ton journal de Mickey en train d’identifier tes agresseurs ?

Il s’arrêta deux minutes pour y penser. Ce serait surtout un bon prétexte pour les flics de souligner l’adresse en rouge, de venir vérifier deux trois trucs comme la licence, le personnel, de fouiner près du tripot, ce n’était pas la peine de faire de vagues.

- Putain il y avait tous les paris, il réfléchit, plus de quatre mille au moins.

C’était son estimation.

- Tu crois qu’ils étaient là par hasard ?

- J’ai été balancé, tu peux compter là-dessus.

Kern jetait des coups d’œil de chaque côté de la ruelle et on entendait Paco gémir à nos pieds.

- Qu’est-ce qu’il fout ton clébard ?

- Comment veux-tu que je sache ? Il avait l’air dépité. Je ne comprends rien à ce clebs c’est celui de Rosie, il parle une autre langue.

- Ça vaut le coup d’avoir le commissariat à deux pas !

- M’en parle pas, dit-il en me tendant son paquet de clopes, t’en veux une ? C’est la seule chose dont j’avais vraiment envie à cet instant, mais je répondis :

- Nan ça va, je tiens.

- Allez ! On nettoie et on ferme, ça ira pour aujourd’hui, lança Kern à la cantonade.

- Un coup de main ?

- Aide-moi à charger Paco on l’emmène à l’hosto, on remet le poker à un autre soir, désolé.

- Pas de problème.

C’était bien ma veine, même les trucs tout cuits me passaient sous le pif et vous pouviez être sûrs que les types allaient se trouver une autre table en ville pour se faire tondre, c’était pas la peine de les attendre.

J’aidai Paco à se hisser dans la voiture, une Saab, une 900 turbo, blanche, que lui avait vendue le marchand de Saab en l’endormant. Les serviettes en papier imbibées de sang qu’on lui plaquait sur le visage se mirent à ressembler au test de Rorschach. Je m’installai à l’arrière. Je fis un signe à Jack sans savoir que c’était la dernière fois que je le voyais. Les Rapetous lui avaient foutu une telle frousse, qu’il jetait l’éponge dans les jours qui suivirent. On ne pouvait pas lui en vouloir non plus. Je connaissais pas mal de types désormais qui refusaient définitivement de mourir au travail. Kern monta dans la voiture et on partit direct pour les urgences.

 

 

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