NOVELLA

12,90 euros - 180 pages

Parution le 16/05/2019

ISBN 978-2-35887-491-5

COLLECTION
LITTÉRATURE

 

 

La Machine

Emanuel DADOUN

Là, dans cette pièce, il doit construire la machine. Pour qui ? Ce n’est pas très clair. Mais il doit construire vite s’il veut que sa famille s’en sorte saine et sauve, ils ont été très précis sur ce point. Pourtant, tout cela semble un peu irréel. Cette salle où il est enfermé. Ce projet délirant. Cette menace confuse. Et comment s’est-il retrouvé là ? Il en viendrait presque à douter de ce qu’il voit, de ce qu’il ressent et de ce qu’il croit savoir. Mais si tout cela n’est qu’hallucination, alors que se passe-t-il vraiment ?
Premier roman virtuose, La Machine place son lecteur dans l’esprit d’un homme qui recherche éperdument la vérité dans un monde où toutes les certitudes semblent pouvoir s’évanouir comme les plus fugaces des rêves. Et si l’illusion valait mieux que la réalité...

NOVELLA

12,90 euros - 180 pages

Parution le 16/05/2019

ISBN 978-2-35887-491-5

COLLECTION
LITTÉRATURE

L' Auteur

Emanuel DADOUN

Emanuel DADOUN

Né en 1969, Emanuel Dadoun vit à Paris. Après une adolescence passée à se plonger dans les comics et la poésie, il mène des études de philosophie à La Sorbonne et court-circuite sa destinée de prof pour l’écriture. Également grand amateur de Manchette et d’Edward Bunker, il est l’auteur de deux romans pour la jeunesse publiés aux éditions Sarbacane.

FERMER

C’était une promesse de boulons, de vis, de clous et d’électricité. Quand on se penchait dessus et qu’on reniflait, on pensait à ces odeurs de vieilles machines à écrire. Une Underwood, une Olivetti, peut-être une Japy. Une espérance d’huile en tout cas. D’huile et de cadrans, de roulements à billes et de leviers. Il tourna autour de la machine, vérifia la présence des condensateurs, celle de la grande mécanique générale, tira doucement la ficelle en faisant jouer la poulie sur son axe. La courroie du centre était bien entraînée. Un rayon de soleil perla sur l’établi. Il avait parfois l’impression que ses gestes devenaient mécaniques, la chair ayant troqué sa chaleur molle pour un froid minéral. Il était en prise avec un quotidien d’intérieur, un huis clos d’habitudes qui tentait de s’épanouir dans cet atelier au poêle éteint. Des tabourets. Un grand câble dont il avait oublié la fonction sur lequel pendaient d’étranges ustensiles. Un transat taché, un tableau en liège où étaient punaisées des coupures de presse, des photos, des choses indéfinies. De la sciure, des bidons d’essence dans un coin du local. Au plafond, une ampoule. Chétive. Et puis aussi une nappe pliée sur une chaise. Une grande affiche publicitaire pour une marque d’eau minérale sur laquelle une plage ensoleillée et une mer turquoise invitaient à la paresse. Un ordinateur et deux écrans perpétuellement allumés, un calendrier avec une femme à poil à la rousseur farineuse. Aisselles en creux nus sous son sourire pâle, amicalement éphémère. Aisselles en creux nu. Un jour, on l’avait mis là, dans cet atelier qu’il ne connaissait pas. Ceux qui l’avaient torturé lui avaient dit qu’il n’avait plus à s’en faire, qu’il lui suffisait de suivre leurs instructions à la lettre et de construire la machine pour retrouver la liberté. Retrouver sa femme et ses gosses, en otages quelque part, loin derrière le vasistas graisseux qui lui tenait compagnie dans les hauteurs du plafond. Aisselles en creux nu. Une espérance d’huile. Il trafiqua le duplicateur de vitesse, posa une bâche sur la partie en métal. Il n’aurait su dire quelle heure il était, ni comment passait le temps. C’était un temps d’atelier avec quelques références solaires, des critères lunaires parfois. Et puis… il avait arrêté de compter au bout de deux mois, quand il avait su qu’il ne sortirait jamais de ce lieu qu’il ne connaissait pas ou plutôt dont le jamais avait été hypothéqué à une décision fantomatique. Certes, quelques mythologies tristes vociféraient encore dans son orgueil rayé quand il s’était acclimaté à la peur, des aventures intérieures, des souvenirs de jeunesse qui lui tenaient chaud quand la solitude était trop forte mais il n’avait plus aucun repère dans le temps. D’un soupir, Alain actionna la manette, pianota sur le clavier de l’ordinateur, contempla d’un œil torve les diagrammes qui s’affichaient. Un grondement se fit entendre. La machine s’ébroua dans un fracas étourdissant. On eut l’impression d’un gros objet en pleine crise d’apoplexie essayant de cracher une pastille qui lui obstruait les moteurs auxiliaires : tentative d’éternuer des années de labeur. Au début de son enfermement, quand il avait ouvert les yeux devant un plateau-repas anonyme, Alain avait cherché à rétablir la vérité en pourchassant de vieux démons qu’il s’était inventés, des spectres abrutis par le présent, mettre des images à l’amnésie qui l’avait cueilli à froid. Quatre mois à s’acharner sur cette machine dont il ne comprenait toujours pas les tenants et les aboutissants, son utilité, même s’il savait dans le fond qu’il s’agissait d’une arme de guerre, qu’elle avait un lien avec la mort. Il attrapa le scalpel qui dormait sur la table du fond, ouvrit l’intérieur de sa main avec un calme malsain. Une longue fissure sanglante partit du mont de Saturne et rejoignit le poignet. Il observa l’hémoglobine recouvrir sa peau, tsunami engloutissant un monde carné à jamais disparu sous le rouge des ferrailles. Il extirpa de sa plaie, des fils électriques qui semblaient avoir germé in vitro et qui avaient profité d’une arborescence anaérobie et sans lumière. Il distingua le fil de cuivre qui faisait masse avec le reste de son corps, écarta la blessure en grimaçant, tira le fil, fit sortir un minuscule fœtus qui ressemblait à un rognon de veau. Ensuite, Alain brancha un câble pendant qu’un dialogue lui revenait en mémoire, regarda le mécanisme central se mettre en marche, la grande roue crantée tourner en grinçant, écouta les murmures d’un flash-back résonner dans son esprit rouillé. C’était quand déjà ? Était-ce avant qu’il se blesse avec la scie sauteuse ? Après qu’il eut passé ses nerfs en frappant contre des caisses de vis et de boulons ? C’était quand ? La fois où il avait décroché ce maudit combiné qui pendait maintenant inutilement près de l’établi ?

-  Allô ?

-  C’est nous. On voulait savoir où vous en étiez avec la machine.

– Ça avance. Et mes enfants, comment…

– Ils vont bien, rassurez-vous. Vous aurez bientôt l’occasion de leur parler.

– Si jamais vous avez touché à…

– Je vous dis qu’ils vont bien ! Votre femme aussi. Contentez-vous de terminer cette machine et qu’on en finisse. Plus tôt vous finirez mieux ça sera. Pour tout le monde. N’oubliez pas la dead line, monsieur Rivaut.

La dead line.

Le flash-back se volatilisa dans ses gestes, la sonnerie d’un téléphone passé. Souvenirs dissolus dans l’action présente. Pâte informe. À l’aide de la grande poulie accrochée à la poutre qui traversait le plafond, il hissa un moteur subsidiaire de quatre-trois kilos pour le fixer sous le siège en skaï, but quelques gorgées d’eau à même un robinet qui offrait une vue plongeante sur un évier dégueulasse en inox. Une diode s’alluma comme un clin d’œil, s’éteignit. Éclat de fatigue sur la plaque électrique, le linéament de cuisine où il se préparait sa bouffe quand les plateaux-repas avaient cessé leur va-et-vient sous la lourde porte blindée. Ils avaient arrêté de lui tirer la langue le jour où une cloison avait coulissé en faisant apparaître une rangée de boîtes de conserve qui prit la mesure de la hauteur : 4 m sous plafond, un vitrail en verre blindé et au squelette ferreux.

– Pourquoi moi ? avait-il demandé.

– Parce que vous êtes le meilleur, Monsieur Rivaut.

– Et si je refuse ?

Il y avait eu un blanc qui n’avait pas eu besoin d’être comblé. Un plus-que-parfait de téléphone. Alain crut entendre un bruit dans un coin du plafond, à mi-chemin entre le grincement et le craquement. Il s’arrêta, attendit. Qu’aurait pensé son père ? Comment aurait-il réagi à cet enfermement ? C’était la question des fils et son père était mort il y a des années. Sur l’établi, sa perceuse à colonne le dévisageait. Elle avait une transmission par palier avec une possibilité de taraudage et d’arrosage par lubrification. Le plafond était de nouveau silencieux alors il fit un trou dans la plaque de fer en abaissant le levier et en observant la mèche s’enfoncer dans ce qu’il lui restait de vie de famille. Derrière un amoncellement de pneus, une radio lança son flash d’info. Il se remémora encore le passé, mélange de sourires angéliques et de phrases hachées prononcées par à-coups. Il actionna le deuxième levier puis brancha de nouveau un câble sur le générateur. La grande vitre en plexiglas tourna de 90°. C’était un profil maintenant. La turbine principale s’actionna d’elle-même dans une vibration colérique. Des bocaux tremblèrent. La machine avait l’air de bien fonctionner. Ses doigts fourragèrent un peu dans ses entrailles électriques. Une décharge le rappela à l’ordre.

– Merde ! Fais chier !

Il jura en comprenant que ses bras étaient deux grands ressorts rouillés maculés de sang. Il se laissa tomber sur une chaise. Pleura. Il n’y avait que l’attente qui lui était insupportable en fin de compte, vexé à l’idée d’être maintenu dans un statu quo involontaire. Des esprits bien-pensants auraient sans doute trouvé-là un manque de maturité. Mais il n’était pas bien-pensant, du moins il n’était pas né comme ça. Plutôt à rebrousse-poil, sans le savoir, sans le vouloir, vexé. Alors, dans sa solitude de créateur, ses désirs faisaient des croûtes et il imaginait des caresses. C’était plus que des images d’ailleurs, ou un songe éveillé, beaucoup plus : il pouvait toucher des chairs absentes, des grains de peau, des poitrines pleines d’amour. Et ces caresses étaient d’anciennes blessures cicatrisées, des remparts d’invincibilité constitués de jouissances étouffées, des ponts-levis d’odeurs.

– Mais vous voulez quoi ? hurla-t-il. Je ne peux pas la faire cette machine ! Vous m’entendez ? JE NE PEUX PAS LA FAIRE ! LAISSEZ-MOI SORTIR !

Sa colère-à moins qu’il s’agissait de tristesse-s’éteignit comme un feu de plage d’une nuit blanche. Sa respiration reprit une teinte normale. Il essuya ses larmes. Les ressorts rouillés qui lui tenaient lieu de bras avaient disparu. Il avait l’impression que ça faisait des jours qu’il pleurait, déversant des torrents d’amertume dans le silence de son ego, des tonnes de merdes qui lui sortaient par les yeux comme des relents bouchés de pupilles rayés, l’écho de la radio pour seul ami. Trônant au milieu de son atelier, la machine le dévisageait, impassible et aphone, lui enjoignant calmement de se remettre à l’ouvrage pareil au silence quand il s’adresse à l’écrivain. Murmurant à part lui des choses inaudibles, il ouvrit l’une des cartouches de cigarettes qu’on lui avait mise à disposition, à côté du mur de conserves colorées. Pourtant, il ne fumait pas, il n’avait jamais fumé mais son isolement en avait décidé autrement. Il toussa en allumant une tige blanche, fit quelques pas sur le béton où des traces de peintures dessinaient une mappemonde imaginaire. Terre à terre. Observa encore la machine et son dôme en plexiglas dans lequel un enchevêtrement de fils tissait un discours qu’il était le seul à comprendre. Il pensa qu’à force de l’observer, cette machine, il pourrait peut-être lui donner vie. Autour de son poignet, un bracelet qu’il avait maintes fois essayé d’arracher, de couper, de sectionner, de brûler, encore là, à lui rappeler son nom comme s’il aurait pu l’oublier. Alain Rivaut. Bracelet de nourrisson à peine éclôt fait d’un matériau inconnu, histoire qu’il ne se confonde pas avec lui-même, quelqu’un d’autre à part lui. Isolé. À peine éclôt. Sa femme et ses enfants, il avait cherché à savoir où ils étaient. Tout ce qu’il avait compris c’était qu’ils étaient dans une maison, quelque part dans une ville dont il avait oublié le nom. Il entendit encore la voix de sa femme résonner dans l’atelier. Je t’aime. Tira une bouffée en observant les volutes dessiner une brève amitié. Il faisait tout pour ne pas y penser. À sa femme. Ses gosses. Mais il n’y avait rien à faire, ou si peu : la moindre de ses actions retournait dans la puanteur de ses réflexions, ses idées nauséabondes. Ses gestes s’évaporaient, son existence fantôme. Il s’était dit que, peut-être, à moins que, si et seulement si, il était né mélancolique et avait été conçu pour épouser parfaitement les contours de la tristesse. Quand il écrasa sa cigarette, il faisait déjà nuit dehors. Le vasistas graisseux vibra comme un tympan malade. Un cœur foireux. Peut-être qu’il était à l’intérieur d’un organisme après tout. Cette hypothèse le fit sourire et il s’imagina pareil à Jonas dans la baleine. Il alluma le poêle, attendit que le gros tuyau lui brûle les mains, prit des notes sur un cahier sur lequel il consignait des choses, pianota sur son ordinateur, attendit que l’imprimante daigne bien sortir son listing ésotérique. Il regarda ses mains. Elles étaient de nouveau en cuivre. Il eut beaucoup de mal à plier les doigts. Il tourna les paumes : deux grandes vis dépassaient de son épiderme, la brillance mordorée reflétant des circonvolutions aquatiques. Il se frotta le visage pour les faire disparaître, tira furieusement sur les feuilles qui sortaient de l’imprimante. Sur le tableau en liège, une photo de sa femme. Elle regardait l’objectif en souriant. En arrière-plan des arbres, des feuilles, un parc, peut-être des gens, peut-être des grilles, la rue, la ville. Tout s’était arrêté dans ce sourire. L’espace avait été froissé avec le temps pour ne plus avoir à bouger. Pour toujours lui sourire. Déniveler sa solitude. Était-il possible d’épuiser toute la douceur de ce visage, était-il envisageable d’être asséché par autant d’amour et de grâce ? Il s’était posé ces questions un soir, en Thaïlande, il y a des années. Un trop-plein de soleil, un trop-plein d’étoiles, peut-être la brise qui soufflait timidement sur la plage, un trop-plein de vie lui avait fait oublier la réponse. À présent qu’Isabelle lui manquait, il put enfin y répondre. Non. C’était avant la naissance des enfants. Il lui avait fait une demande en mariage très protocolaire et elle avait ri. Des vendeurs ambulants arpentaient les rues avec leurs camionnettes décorées d’autocollants kitsch et les guitounes exhibaient leurs fruits d’une autre planète. Durians, caramboles, goyaves, kanoun, longanes, et lamaï tissaient des plaids et des tapisseries improvisées en arrière-plan de leur amour. Des tuk-tuks passaient en klaxonnant, esquivant des voitures à toute berzingue : Magical Mystery Tour monté sur tricycle. Les 7/Eleven ressemblaient à des stations-service dans la nuit profonde et humide, leurs clients à une chorégraphie douce. Les soupes bues sur les trottoirs, les marchés en plein air avec leurs tee-shirts accrochés comme des lampions, les taxis disco et les boulevards au-dessus desquels des branchements hasardeux de câbles faisaient transiter des écureuils équilibristes.

À la radio, un vieux standard de jazz le ramena au réel, à cette obscurité qui commençait à ronger l’atelier. Il alluma les lumières, chassa le crépuscule d’une luminosité d’architecte. Dans une casserole, un reste de pâtes moisies qu’il jeta dans une poubelle. C’est à une autre époque qu’il aurait dû naître, comme tout le monde. Une époque approximative qui l’aurait libéré de beaucoup de choses, en premier lieu de lui-même. Il aurait dû être ailleurs, en deçà ou au-delà, comme tout le monde. Mais il était bloqué dans le présent, cet atelier et il essaya encore de se rappeler, se souvenir, en sachant éperdument qu’il trouverait une boue marécageuse d’oublis à la place, des images fugaces. Il se souvint qu’il était sorti de son bureau, de la grande tour de verre où il travaillait. Il faisait encore jour à ce moment-là. Se raccrocher à sa mémoire, il n’y avait que ça pour ne pas devenir fou. Il croise un collègue dans le couloir du 23e étage de la tour. Ils parlent mais il ne se souvient pas de la conversation. Il travaille sur un projet. Lequel ? Après, tout est nébuleux. Il ouvre les yeux dans le coffre d’une voiture. Un sparadrap sur la bouche. Il est ligoté. Quelqu’un lui parle à travers le hayon. Une voix qu’il croit connaître. L’obscurité de nouveau. La densité fraîche d’une aire d’autoroute. Un lampadaire. Il aperçoit le visage d’un type. Une face de têtard fondue. Deux petites pupilles malicieuses qui l’observent sans parler. Il reçoit un coup, quelque part sur le crâne. Rouge. Des dents et un rire. Rouges. Il croit voir sa femme et ses enfants, leur peur, leur tremblement, il les sent, voit aussi l’arme qui les menace. Un semi-automatique. Il est dans un film. Rouge. Des bribes de souvenirs, il n’avait que ça, des bribes, des bribes. Il lui fallait les lester, les clouer au sol, les empêcher de s’envoler. Des bribes de souvenirs rouges. Il est dans le parking de la tour. Aperçoit un homme cagoulé derrière lui. Trop tard. Un couteau. Un rire. Rouge. Il rouvre les yeux, les referme. Il est sur un banc. À côté de lui, une femme qu’il ne connaît pas. Elle a des lunettes, elle lui explique quelque chose. Il transpire. Mais ce n’est pas de la sueur, c’est du sang. Un refus aurait signifié un danger immédiat. À lui, à sa famille. Au début, à l’époque des plateaux-repas sous la porte, quand il avait du mal à mâcher, il avait pensé demander de l’aide à la police, des amis, des collègues. Mais le téléphone qui sonnait pour lui communiquer des nouvelles d’Isabelle et des enfants n’acceptait aucune extériorité. C’était comme un téléphone d’hôtel relié à un monde interne de connivences et de non-dits. Un interphone amélioré avec des touches inutiles. Il avait tenté de dévisser l’appareil, trafiquer l’intérieur comme un chirurgien. C’était un ingénieur après tout, pourquoi n’aurait-il pas réussi à se connecter au monde ? Quelques jours après ces tentatives ratées, il réceptionna une enveloppe de papier kraft sous la porte blindée. Elle contenait des mèches de cheveux et une oreille coupée. Ceux d’Isabelle. Réalisa aussi qu’on lui avait cassé les phalanges de la main droite. Était-ce pour ça qu’il n’avait pas réussi à trafiquer ce téléphone ? Les souvenirs l’attrapèrent brusquement par le ventre. Une douleur. Il se cabra, tomba sur le sol de l’atelier en gigotant. Impuissant, il vit quelque chose sortir de son tee-shirt. Une tache rouge : un petit bras de bébé déchira le tissu, sortir, sortir de son ventre, se dresser, inéluctable avec un affreux gargouillis. Larvé. Il avait fait une fausse couche. Il rampa, sans pouvoir crier, laissant derrière lui une traînée sanglante d’escargot. Rampa, rampa jusqu’au matelas posé dans la pièce aménagée dans le fond du local. S’essuya le nombril avec un oreiller. Il avait joui onctueusement sur son ventre. S’endormit. Se réveilla quelques heures plus tard, aveuglé par la blancheur des néons.

– Laissez-moi sortir ! cria-t-il. Vous m’entendez ? Laissez-moi sortir ! Je vous en prie. Qu’on en finisse ! J’en peux plus ! Vous comprenez ? J’EN PEUX PLUS ! PITIE !

Alain s’adressait aux murs de l’atelier, un néant qu’il espérait bruissant mais non. Rien que le silence, sans humour, dur, sec, sans compromis. Le bras de bébé avait disparu. Son tee-shirt intact. Il n’avait plus beaucoup de temps pour rendre la machine. Deux jours, ça faisait un peu court. Il se fit un café, resta en contemplation devant la plaque électrique qui faisait des bruits d’insectes. Lucioles éphémères. Avala les comprimés qui l’empêchaient de dormir, ceux qui le maintenaient dans un éveil de zombie, ensuite le café qu’il ne sucra pas. Amertume, quelques pas dans le local encore. La machine. Il tiqua en voyant la pince articulée en acier décrire un demi-cercle foireux. Il tourna les boulons du variateur, la grille d’époussetage. La roue d’ancrage prit appui sur la nacelle. Une petite caméra tourna sur elle-même. L’époque des plateaux-repas c’était quand déjà ? Cela lui parut une éternité, un siècle, des siècles, un épisode antédiluvien de son enfance, là-bas en Normandie, quand Pastoureau déchargeait sa camionnette et qu’il jouait parmi les ruines d’Arouce-Quimper.

-  Qu’est-ce que tu fais ? demande-t-il à son père.

– Je répare la machine à laver.

Alain a neuf ans, peut-être dix. Il est assis dans l’escalier qui mène à la buanderie et ses yeux écarquillés déshabillent les mouvements du paternel au-dessus du gros cube, le tambour argenté et les rouages mouillés.

– Si je le fais pas, continue son père, ta mère va encore me passer un savon. En même temps, elle a eu toute la semaine pour s’en occuper.

Sous la lampe, ses gestes sont précis. Parfois, il essuie ses mains sur son bleu de travail et ça laisse des traces noires. Alain l’écoute d’une oreille distraite, captivé par le bloc qui hésite à devenir épave, cette machine qui s’accroche encore à la vie et qui, quelques semaines avant, faisait un bruit infernal quand elle passait en mode essorage. Il resta longtemps vautré sur les marches de la maison d’Arouce-Quimper. Le souvenir s’émietta pour le laisser seul dans l’atelier. L’époque des plateaux-repas. Il avait fouillé, retourné, déplacer des caisses, des palettes qui obstruaient le couloir à la recherche d’outils, l’incarnation de sa rage, l’acidité de sa solitude. Il trouva une pioche près des toilettes. Elle fit l’affaire. Un temps. Celui des plateaux-repas et des gencives mâchées. Alors, il avait frappé de toutes ses forces contre les murs, contre le sol en béton, contre l’armature en métal qui encadrait sa chambre. Il avait déchiré des choses, cassé, fracassé pour trouver une faille dans sa prison, une porte de sortie, la liberté, retrouver le chemin de la pluie et du vent, des mouettes au-dessus des boulevards. Il s’était épuisé dans ses larmes. Deux semaines après son réveil dans l’atelier, le manche de pioche se brisa comme une biscotte. À force d’insister. Il s’était évanoui encore et encore, la bave aux lèvres. Impossible de sortir. Pourtant, dans sa folie, il avait trouvé deux caméras de surveillance qu’il s’était fait un plaisir d’arracher et d’écraser à grands coups de marteau, faire disparaître les images qu’elles avaient ingérées. Évidemment, comme il s’y attendait, le téléphone avait sonné quelques heures après et quelques heures après, c’était déjà le matin. Et la voix de nouveau, arrogante et calme dans le combiné.

– Monsieur Rivaut, ça ne sert à rien de s’énerver. Vous n’arriverez pas à sortir. Ne l’imaginez même pas. Mettez-vous au travail.

– Dites-moi au moins où je suis. Dans quelle ville ? Quel pays ? Qui…

– Ah oui, coupa la voix, pendant que j’y pense : d’ici trois semaines, vous aurez l’occasion de manger autre chose que ces plateaux-repas. Nous mettrons à votre disposition une vraie cuisine et de quoi vous préparer de bons petits plats. Nous vous faisons aussi parvenir des cigarettes et de l’alcool. Nous savons ce que c’est que la création et à quel point des génies comme vous, avez besoin… d’évasion.

Dans le combiné les termes croustillèrent comme du sucre.

Évasion.

Une vraie cuisine.

Génies.

Il frissonna, enfila un gilet qui dormait sur le dossier d’une chaise. Il l’avait trouvé dans une grande armoire ce gilet, parmi des chemises, des tee-shirts et des pantalons qui étaient tous à sa taille, neufs, horriblement neufs. L’armoire avait été déchiquetée à coups de marteau depuis le temps. Quel temps ? Qui étaient-ils pour connaître sa taille, sa pointure ? Des amis, d’anciennes connaissances ? Une vraie cuisine. Alain regarda l’évier immonde sur lequel une blatte se promenait en vibrant des antennes. François. C’est comme ça qu’il avait appelé l’insecte, l’un des rares êtres vivants qui l’accompagnait dans sa solitude depuis des mois. Lui et les bouteilles d’alcool qu’on lui avait fait parvenir par l’opération du Saint-Esprit pendant qu’il dormait. Les rares fois où il dormait. Pourtant, en matière d’ivresse, il s’y était pris un peu tard. Sa jeunesse passée à étudier, son statut d’ingénieur acquis à force de sérieux et d’abnégation, son travail maintenu et géré dans les carcans de la réussite sociale, l’avaient éloigné, protégé de l’ivresse sous toutes ses formes, immunisé contre les éclats de conduite qu’on a quand on se sent l’envie de creuser le monde dans le creux du monde. Pour lui, l’ivresse était une abstraction, un état qu’il n’avait ressenti que tardivement. Pendant longtemps et bien avant son mariage avec Isabelle, il n’avait vu dans l’ivresse qu’une chose pour dilettantes qui peuvent avoir le luxe de quitter, un temps soit peu, le réel. Ça se résumait à des gens saouls, braillant, parlant fort, pleins d’empathie, de vinasse. Jamais il n’aurait pu s’imaginer que l’ivresse était une autre manière d’appréhender l’univers, une autre pensée, un autre mode de réflexion, un pas de côté pour penser plus tranquillement l’existence. Des onomatopées se formulèrent ainsi à l’entrée de son larynx alors qu’il se versait un verre de whisky, des presque-mots, des presque-noms, des linéaments de sens, des peines perdues de signification. Elles se formulèrent, aimantées par un sentiment d’amour caché sous des tonnes de pudeur. Ses mains en cuivre, une rasade, le goût de l’alcool d’un arrière-fond d’avant le réel, un territoire d’avant l’atelier. C’était sûrement une blague que lui faisaient sa femme et ses collègues de bureau. Ça ne pouvait qu’être ça. On le testait, on le mettait à l’épreuve. Mais de quoi ? Pourquoi ? Auraient-ils été jusqu’à le torturer ? Ses phalanges cassées, sa mâchoire fracassée, ses dents qu’il avait avalées bien malgré lui dans le local suintant. Nouvelle rasade. Nouveau flash. Il embrasse ses enfants qui vont à l’école, sa femme sur le palier de leur appartement. Il est ligoté sur une chaise. Le type au visage de têtard le regarde. Il sent son haleine, plisse les yeux en le voyant prendre son élan, lui projeter son poing dans la gueule. Alain tombe sur une moquette moelleuse. Il voit des bottes maintenant. On lui arrache son portefeuille. Prenez ce que vous voulez, articule Alain en espérant arrêter le cauchemar. Mais les bottes ne s’éloignent pas et des mains le remettent sur la chaise en serrant plus fort les liens qui rongent ses poignets avec avidité.

– Prenez, chuchota-t-il en terminant son whisky, prenez ce que vous voulez. Au point où j’en suis. Qu’est-ce que vous voulez ? Qu’est-ce que vous voulez ?

Ses murmures s’éteignirent dans le fond du verre, vide, de nouveau plein. François avait disparu et cette absence maintenait un peu d’espoir, l’idée qu’il y avait un conduit, une échappatoire, une liberté. Il y a donc un temps de démesure que prend la solitude et il y a un temps d’affaissement qui fait penser à la mort. Dans le premier, l’espoir ressemble à un château, une forteresse enchantée. C’était là-dessus qu’il lui fallait rester et s’il n’y avait qu’une image qu’il devait garder, c’était celle-là. Une forteresse. L’espoir. Mais la radio lui rappelait que les actualités ne construisaient que des cabanes, des maisons préfabriquées habitées par des parricides d’enfants ennuyeux. Il relut le listing vomi par l’imprimante, se pinça la bouche, surligna des lettres au Stabilo, des chiffres, encercla une zone de la page qui lui sembla intéressante, s’escrima sur son ordinateur, appuya sur enter, attendit que la machine intègre les nouvelles informations. Elle s’ébroua, s’avança au milieu de la pièce puis, brusquement, projeta des filins qui se plantèrent sur les murs comme une mauvaise toile d’araignée. Une scie circulaire se déplia sur le côté droit, DVD acéré, menaçant. Il débrancha le commutateur en maugréant. Peut-être qu’il s’agissait de terroristes, ceux qui l’avaient séquestré ? La radio en parlait tellement ces jours-ci. Peut-être que cette machine était une arme de destruction massive qu’il fabriquait pour les enfants ennuyeux ? Mais il restait enfermé dans une horrible ignorance. Enfermé. Il se reversa un verre de whisky. Et dire qu’il fut un temps où il voyageait beaucoup. Présenter ses projets, aller à des colloques, des conférences à l’autre bout de la planète. Les voyages lui avaient toujours été profitables. Quand il s’absentait, il se retrouvait. Le bruit du monde derrière lui, dans son dos. Contempler les étoiles, d’autres constellations sous d’autres cieux. Il était parti loin et avait été dans de nombreux pays. Djakarta, New-York, Londres, Madrid, Bangkok, toutes ces villes lui avaient été d’un grand secours. Il s’y perdait avec délectation, s’y retrouvait. Et la découverte d’autres villes, d’autres odeurs, d’autres couleurs, lui avait permis de se découvrir. De se découvrir et de s’apprécier. Il lui arrivait aussi de rencontrer de nouvelles personnes, d’inaugurer des dialogues qu’il n’aurait jamais imaginés. Tous les voyages lui avaient redonné du courage quand celui-ci, précisément, lui faisait défaut. Il fut un temps où il voyageait beaucoup mais pour le moment il oublia tout ça d’un grand trait d’alcool. Biffé. Il toucha son visage, sa barbe qui avait poussé à une vitesse agricole, ses yeux qui avaient connu la conjonctivite, ses cheveux hirsutes et chaotiques. Il avait besoin de s’oublier dans son travail, ses gestes, effacer tous les présupposés. Sur son pantalon, une tache de cambouis comme une silhouette orpheline de Rorschach. Forme douce d’un rein, galet s’apprêtant à troquer le minéral pour le végétal. Rognon. La fille du calendrier lui souriait toujours, bloquée sur le mois de novembre. C’était au moins ça de pris dans ses repères. Il était arrivé dans cet atelier au mois de novembre. À moins qu’il s’agît d’un novembre déjà ancien. Mais ça lui suffisait pour se savoir inscrit in extremis dans un calendrier. Quelque part. Existant. Rouge. Il était ingénieur, oui, ça, il le savait, c’était même ça qui le lestait. Il était ingénieur, travaillait dans et pour la science-à moins qu’en définitive, c’était elle qui le travaillait comme un morceau de plâtre humide-et en qualité d’ingénieur il maniait les chiffres et les nombres plus par plaisir que par mercantilisme, traçait des plans sur la comète plutôt que sur la productivité, imaginait des expériences, des théories, échafaudait des mécanismes où la force et la résistance, le froid et le chaud s’équilibraient souvent, faisait des simulations, dessinait des moteurs sous la directive de lois thermodynamiques. Peu lui importait si l’entreprise faisait du rendement ou non. Il s’en foutait de l’aspect commercial ou publicitaire. Ce qui l’intéressait c’était la physique dans sa dimension la plus imaginative, quasi poétique. Ça, il le savait et ce savoir empêchait à sa vie de devenir métallique, de n’être que branchements mûrement pensés, engrenages, déplacement de surfaces membranaires, avec un extérieur et un intérieur délimités par des prises de paroles incomprises. Certes, sa vie l’était en grande partie-métallique-mais ne pouvait s’y résumer. Elle tentait des choses. L’impossible. S’évader. Comprendre et retrouver la mémoire. Le contact du sol le sortit de sa torpeur. Il était nu-pieds sur le froid du béton entre les vis et la sciure, les morceaux de fer, les morceaux de verre. Enfila une paire d’espadrilles en réalisant que l’ordinateur était en train d’afficher un nouveau diagramme, une forme. Dessina un sourire en l’entendant émettre un bip. Visiblement, la prothèse de commande était compatible. C’était un résultat qu’il attendait depuis une semaine. Il avisa la grande étagère en métal, ouvrit un tiroir qui grinça une rouille, fouilla, trouva un dossier qu’il compulsa nerveusement. Ses yeux suivirent une horizontalité secrète. Son sourire ne quitta pas ses lèvres même quand elles effleurèrent de nouveau son verre d’alcool, une cigarette. Il toussa. Le vasistas graisseux lui indiqua que le jour avait poussé l’aube. Une pince chromée l’observait. Pour couper court, il se leva, fit quelque chose. Ses tempes grises avaient brûlé. Au milieu de l’atelier, la machine comme un gros bébé de ferraille. Affûteuse de foret. Le jour gras, encore. Lui qui était un homme d’habitudes, trouvant ses marques dans le tempo des choses et de la pensée-à certaines heures, certaines idées- s’était retrouvé abandonné par les minutes, dans cet atelier qui jouait avec les saisons, le jour et la nuit, la nuit comme le jour, avec sa raison. En prise avec un quotidien d’intérieur, un huis clos confiné, il s’était maintenu à son objectif : réaliser la machine, coûte que coûte. Il s’était cristallisé là-dedans avec tout le sel dont étaient capables son désespoir et sa colère. Ces derniers étaient une seconde nature pour lui. Désespoir et colère. Il les avait choyés comme on murmure aux plantes, les avait entretenus. Désespoir et colère. Leur goût âcre, leur parfum entêtant, il les avait respirés en comprenant qu’il ne pouvait plus sortir, qu’il était irrémédiablement enfermé dans cet atelier à la neutralité hostile. Et quand il avait retrouvé l’usage de ses doigts, de sa bouche, Alain s’était mis en tête d’échafauder une vengeance, un plan d’attaque. Fabriquer des armes. Au-dessus de la porte blindée, il avait ainsi fixé un râtelier de fourchettes qu’il avait trouvées dans les tiroirs de la cuisine et qu’il souda avec du fil de fer et des vis. Il suffirait qu’ils ouvrent la porte pour que le râtelier s’abatte violemment sur leur tête. Piège à loup. Il avait également fixé au plafond des scies circulaire grandes comme des assiettes, tendues par une courroie caoutchouteuse en guise d’élastique, des couteaux qui ne coupaient plus, des mèches, des forets, des burins plats et coudés qui flottaient dans les hauteurs comme des mobiles de Calder que le moindre courant d’air faisaient danser. Inquiétants, tremblants d’un caprice feutré. À part eux, à part lui dans l’atelier. Il réalisa qu’il était saoul quand il voulut enrouler la corde sur le cabestan et dévisser l’arbre de transmission relié au générateur de secours. Il rit affreusement, se laissa tomber sur le sol, la tête farcie d’une démence de créateur. Ferma les yeux, en pleurs.

 

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