ROMAN

21,20 euros - 236 pages

Parution le 14/10/2009

ISBN 978-2-35887-004-7

COLLECTION
LITTÉRATURE

 

 

Les Louchetracs

Jean MARIOLLE

Entre petits braquages, gardes à vue et proxénétisme, Lucien, André Monvoisin, Bernard Brosset, Paul Gilberti dit Fusil vivent le quotidien du prolétariat de la voyoucratie des Trente Glorieuses où même les voyous rêvent d’ascenseur social. Les dimanches en famille à se remémorer les bons et les mauvais coups, les combines, et la préparation des futures affaires. On se retrouve chez André Monvoisin, le doyen de la bande. Et celui-ci a un plan, le dernier gros coup : une bijouterie de la place Vendôme. Adieu les petites combines, les putes et les tiercés. Mais ce coup nécessite une organisation sans faille. Alors, lorsque l’un des complices se retrouve pris en flag dans un braquage, la question ne se pose pas longtemps, il va falloir le faire évader… et chercher la balance pour la « descendre à la cave ». Tout le monde sait que le milieu c’est loyauté, virilité et compagnie. Mais cette fois il y a trop d’argent en jeu. Et l’argent, les armes, et les ambitions ne font pas souvent bon ménage chez ces hommes.

ROMAN

21,20 euros - 236 pages

Parution le 14/10/2009

ISBN 978-2-35887-004-7

COLLECTION
LITTÉRATURE

L' Auteur

Jean MARIOLLE

Jean MARIOLLE

Né en 1917, trafiquant et criminel parisien actif pendant les années 1960Jean Mariolle découvre la littérature en prison. Aidé par Louis Salinas, il écrit un unique roman qui sera publié pour la première fois dans la Série noire en 1969. Il meut en 2003.

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CHAPITRE I

 

Max franchit la porte de la prison de la Santé. Ses yeux se plissèrent. Trop de choses à regarder, comme ça, brusquement, d'un seul coup, après une pigette passée à la ratière. La liberté étalait ses rues, ses maisons, ses arbres, ses passants. Il fallait absorber ces visions par petites doses. Néanmoins, presque fatalement, le premier regard de Max accrocha le mannequin de service, le flic en uniforme avec sa mitraillette en bandoulière. Comme reprise de contact avec l'extérieur, c'était gratiné. L'autre, raide comme amidon, plastronnait devant sa guérite. Max le traita mentalement d'enfoiré. II se demanda ensuite s'il irait engloutir un godet, au Balto, le rade situé en face la taule, mais se persuada très vite que, dans ce tapis, à cette heure, tout ce qu'il pourrait rencontrer c'était encore des matons. Or depuis un an qu'il se les farcissait, les matons, Max en avait sa claque. Il suffirait qu'il se pointât au bistrot pour que, un mot en entraînant un autre, il en emplâtre un ou deux et se retrouve au séchoir avec une inculpation de coups et blessures sur les reins. D'un pas décidé, il se dirigea vers la station de taxis la plus proche. Personne n'était venu l'attendre à la sortie. Mado, sa femme, avait reçu ordre de rester au gourbi. Par ailleurs, pas question que ses associés, le Vieux, Pierrot et Serge, s'apportent sur ce parcours pourri et se fassent retapisser par les bourres qui traînent toujours dans le coin. On se rencontrerait plus tard. Max se récita pour la centième fois le programme à venir : « D'abord Mado, évidemment... Ensuite, récupérer la bagnole, reprendre le bout de bois en pognes... Enfin, vers midi, toute l'équipe assemblée chez le Vieux. Réunion intime, discrète. Pas besoin d'actualités télévisées. L'O.R.T.F. pourrait rester quai Kennedy. On se passerait volontiers de publicité. »

Parvenu à la station de taxis, Max enquilla dans un bahut :

- Angle rue Charlot et rue de Bretagne…

Le chauffeur, un grand sec boutonneux, démarra, pied décontracté sur l'accélérateur.

« Jamais d'adresses trop précises, songeait Max. Du vague. Du flou. Les chauffeurs de taxi en savent toujours trop. »

Il se rencogna dans le fond du bahut, voulut griller une gauloise. Merde ! Il avait oublié d'acheter des pipes ! Le Vieux avait raison lorsqu'il disait : « Un jour tu oublieras d'emporter ta tête. »

Arrivé rue de Bretagne, Max commença à fouiner à la recherche de la nouvelle crèche de Mado. « C'est au trente, première à droite, pas besoin de demander, » lui avait-elle écrit. Grand, brun, le regard dur, voilà le lascar que Mado attendait. Réveillée de bonne heure, elle s'était astiquée à l'Eau de Cologne. Son déshabillé transparent ressemblait à une invitation au viol. Vingt-deux berges, blonde, yeux bleus, élancée, Mado avait ce qu'il fallait dans le corsage. Elle inspirait des idées n'ayant aucun rapport avec la théologie.

Lorsque Max pénétra dans le gourbi, un paquet de viande parfumée lui dégringola sur les bras. Le baiser qu'ils échangèrent aurait fait exploser un thermomètre. Le café fumant attendait, sur la table, entouré de deux petites tasses en porcelaine. Max ne prit pas le temps de le goûter. Le lit craqua énormément. Vers dix heures, toutes étreintes en berne, il refit surface et s'inquiéta pour sa chignole.

- Elle est prête, affirma fièrement Mado. Je suis encore passée hier au garage.

Ils se lingèrent.

Revenant soudain aux choses sérieuses, Mado dit en indiquant un tiroir de l'index :

- La galette est là.

- Combien ?

- Deux millions huit cent mille anciens francs.

- Quoi !... A peine ?

Visiblement il espérait plus.

- Mais, chéri, j'ai eu des frais !... Toi... l'avocat... le gourbi... la bagnole... plein de trucs !... Tiens, tiens, frime mon carnet, tout est noté !

Max examina le fameux carnet. Deux bâtons et huit cents raidillards, pour une môme qui tournait normalement à quarante sacs par jour, ça ne faisait vraiment pas le compte, ça devait fuir de quelque part. Un détail attira son attention.

- Ben merde, elle est raide celle-là ! Ton coiffeur touche autant que moi ! Tu charries ou quoi ? Ce n'est pourtant pas Alexandre, ton merlan ?

- Mais, chéri, se défendit Mado qui n'était pas dans son assiette et sentait poindre la raclée, il y a de tout chez lui !... Des parfums, des produits de beauté, un tas de fourbis !...

- Et tu les aimes, toi, n'est-ce pas, ces fourbis ?

Le ton volontairement sarcastique de Max désarçonnait Mado. Elle ne savait plus si c'était du lard ou du cochon.

- Ben, c'est-à-dire, essaya-t-elle de plaider.

Il la prit par le bras et la tira devant la glace.

- Regarde-toi, patate ! C'est pas de la vraie beauté, ça ? Pas besoin de produits !

Il lui colla une tape sur les fesses et ajouta d'un air guilleret :

- Allons, allons, ne fais pas cette bouille ! Je m'en fous du pognon. Il est fait pour rouler. Et puis, tu connais le proverbe : « Quand le chat n'est pas là, les souris dansent. » Mais attention, hein, ajouta-t-il en forçant comiquement la voix, maintenant l'homme est de retour, l'homme veille !

Il éclata de rire. Ils s'embrassèrent. Mado savait bien que son homme n'était pas julot pour deux sous. Le fric, il se chargeait d'aller le chercher lui-même... et généralement pas avec un sucre d'orge au bout des doigts.

Max enfouilla cent raides et donna rendez-vous à Mado, à onze heures, au troquet faisant face au garage.

- Bonjour, Monsieur Maxime, fit le chef-mécano lorsque Max s'apporta dans le garage. Vous voilà enfin revenu de voyage ?

L'hypocrite ! Comme s'il ne savait pas ! Depuis longtemps le chef-mécano avait catalogué Max, mais, étant donné la densité de ses pourboires, il chiquait au mec ignorant. Et puis, mieux vaut un truand généreux qu'un cave radin à l'extrême.

- Votre guimbarde marche comme l'horloge parlante, Monsieur Maxime. Je vais vous la chercher. Ah ! Votre femme vous a réservé une surprise.

Max tiqua. Une surprise ? Qu'est-ce que Mado avait encore bien pu maquiller sur sa charrette ? Elle était bien capable de l'avoir faite repeindre en jaune, sa couleur préférée !

Mais non, sa Mercedes 190 SL restait bleue. Alors ?

Le chef-mécano mit la bagnole en route. Elle partit au quart de poil. Max grimpa à côté du mécano... C'est alors qu'il frima « la surprise », un tourne-disques tout mignon.

« Voilà où passe l'avoine, se dit-il, elle est complètement timbrée ! » (Mais en lui-même une voix répliquait : « Depuis le temps que tu désirais un tourne-disques ! Fais la fine bouche, va, faux-jeton ! »)

Il grogna néanmoins pour sauver la face auprès du mécano :

- Un tourne-disques ! Pourquoi pas un bowling pendant qu'elle y était !

Sorti du garage, il empoigna le bout de bois. Direction Bastille, retour par la République. Ça roulait impec.

Il gara la Mercedes, invita le mécano à écluser un godet.

- A votre santé, fit le mécano en levant son verre.

Tout à coup il se souvint : santé... la Santé !... quelle gaffe !...

Il essaya de se rattraper et bredouilla :

- Euh... je voulais dire : à vos amours, c'est ça ! Vos amours !...

- Aux tiens aussi, rigola Max auquel l'embarras de l'autre n'avait pas échappé.

Il lui refila un pourliche qui pesait lourd dans la paluche. L'autre repartit au boulot.

Max demanda quelques jetons et se boucla dans la cabine téléphonique du rade. Il donna aux femmes des copains de cellule des nouvelles absolument fraîches :

- Ouais, j'ai dévissé ce matin... il m'a dit de vous dire...

Il téléphona ensuite à Pierrot, son pote de toujours, un de ses associés :

- Y a pas le téléphone, ici, renauda une voix pas bien réveillée, vous vous êtes gourré.

C'était du Pierrot tout craché. Max s'annonça.

- Max ! Pas possible ! Ils t'ont vraiment largué ? Ah ! Y a plus de justice ! Le bourgeois est plus défendu !

Inutile d'insister. On se reverrait chez le Vieux. Ils se donnèrent rendez-vous chez Tintin-le Marseillais, au siège social de Pierrot, pour ainsi dire.

Un coup de grelot à Serge, maintenant, autre associé.

- Max ? Ah, t'es fin ! Ma parole, t'es fin ! Se manger une pige de cabane pour un hareng !

- Oh, dis, Serge, tu vas pas commencer ! Déjà que le Vieux va m'en rabattre les feuilles !

- Ça, y a des chances. En vue de ton retour, le Vieux s'entraîne depuis huit jours devant l'armoire à glace pour fignoler tous ses reproches.

- Ta femme, Christiane ?

- En pleine forme.

- Tes deux lardons ?

- Ils font plus de potin qu'un régiment de dragons.

- Embrasse tout le monde. On se retrouve à midi chez le Vieux. J'emmène Sa Majesté avec moi. Oui, c'est ça, Pierrot-le-con. Ainsi nous aurons une tire de moins dans le paysage.

Le Vieux, homme discret et paisible, exigeait que ses associés garassent leur voiture à cinq cents mètres, dans le parking du nouveau H.L.M. A cause des voisins, disait-il.

Lorsque Max réussit à s'extraire de la cabine, Mado était là, en robe rose bonbon. Elle était plus choucarde à regarder qu'un tracteur.

- T'as vu la surprise ? demanda-t-elle en désignant le tourne-disques lorsqu'ils se retrouvèrent dans la Mercedes.

- Bien sûr. Je suis pas miro.

A son ton, elle comprit qu'elle avait gagné la timbale. Son Max nageait dans le sirop de groseille. Il la confirma dans cette opinion en lui plaquant un baiser long métrage sur les babines.

 

CHAPITRE II

 

 

Pierrot, trente cinq ans, un mètre soixante trois sans godasses, brun, ondulé des roseaux, sympa de la terrine, prenait sa douche. Connaissant le lascar et son talent pour la ronflette, le Vieux l'avait réveillé au grelot à plusieurs reprises. Bonne initiative. Rentré à quatre plombes du mat', Pierrot était foutu de se réveiller huit jours plus tard sans penser qu'on croûtait ensemble.

« Moi quand je dors, je dors, » professait-il.

Tout en sifflotant une java à la mode, Pierrot pensait à Max. Une pige déjà ? Que le temps passe vite... lorsque l'on n'est pas au séchoir. Enfin l'équipe était de nouveau au complet. Les affaires allaient reprendre. Or, Dieu sait si Pierrot avait sérieusement besoin qu'elles reprissent ! Depuis quelques jours, ces putains de canassons l'avaient mis sur le sable. Hier, encore, deux tuyaux de première bourre. Un truc à foutre le P.M.U. à sec. Penses-tu ! Le premier cheval battu à la photo ! L'autre cheval... troisième ! Pierrot ne jouait jamais placé... ou si rarement. En somme sa vie de turfiste se résumait de la sorte : quand il jouait le tiercé il n'avait que deux chevaux sur trois. Quand il tentait le couplé il n'avait qu'un dada sur deux. Quand il misait gagnant, son canasson terminait deuxième; enfin, s'il jouait « à cheval » son jockey finissait quatrième. A croire qu'une malédiction pesait sur lui ! Et hier au soir, encore, au cercle, le bouquet, le couronnement ! Il tombe juste sur une main : Banco... banco... banco ! Crac ! Rétamé ! La série noire, quoi ! Pas celle que l'on trouve dans la vitrine des libraires ! La vraie ! Celle qui vous laisse les poches vides et juste un mouchoir pour pleurer.

Monique s'était éveillée. Elle laissait apparaître un sein nu. Un peu beau, l'engin ! Du granité ! A vingt-huit ans, Monique faisait encore la pige à tous les faux-poids de la rue St-Denis.

Que son homme soit sur pied de guerre à une heure aussi matinale dût lui paraître un vrai miracle.

- Qu'est-ce qu'il t'arrive, bâilla-t-elle, t'es tombé du lit ?

- Tu es encore dans le cirage, renauda Pierrot. Tu sais pourtant bien que Max a décarré aujourd'hui. On becte tous chez le Vieux. Quoi ? Si je t'amène ? Non ! non ! Aucune nana à midi. Ce soir, on verra. Tu dis ? Mado y va bien, elle ? Eh bien, dis, c'est assez normal, je suppose ! C'est son homme qui est sorti du placard aujourd'hui. Manquerait plus que ça qu'elle soit pas de la fête. Là, alors, on aurait tout vu.

Boudeuse, Monique se replongea dans les toiles.

- Dis, Totoche, poursuivit Pierrot, parlons poésie. Où as-tu mis l'oseille ?

- Elle est encore dans le sac.

Pierrot l'ouvrit, l'inventoria, fit la grimace.

- Vingt cinq bardas ? A peine ? Qu'est-ce que t'as foutu ?

- Hier c'était jeudi.

- Et alors ?

- Le jeudi c'est creux, tu le sais bien, bon Dieu !

- Creux ? Ouais, des bobards ! Pas la peine que tes potes t'appellent Miss Sainte-Appolline sous prétexte que t'es la meilleure gagneuse de la rue. Miss-je-me-la-coule-douce, oui, elles devraient te surnommer. Je te laisse cinq raides, ça ira ?

Monique était déjà rendormie.

 

Arrivé en face du rade de Tintin-le-Marseillais, Max gara sa Mercedes et intima à Mado :

- Reste là.

Lorsqu'il entra, Tintin s'abîmait dans l'étude de « Sport-Complet ». Ils s'humectèrent la cerise. Ils étaient seuls dans le tapis. Tintin ouvrait par pure forme. Sa clientèle ne commençait à radiner que vers dix sept heures.

Alors qu'ils discutaient, Pierrot, sans que Max le vît, se glissa dans le rade. Il lui enfonça ses clefs dans les côtes, à la manière d'un revolver, et cria :

- Bouge pas ! Tu y es ! Police !

- Voilà le plus couillon de Paris, soupira Tintin. Des comme lui, on n'en fait plus : le moule est cassé.

Il remplit les godets. Des doses à faire crever un mulet.

- Oh ! oh ! doucement ! supplia Max, tu vas me rondir. Depuis un an, j'ai perdu l'habitude.

Ils s'irriguèrent. Pas question de douiller les tournées sous peine de vexer à mort le gros Tintin. En outre, Max eut un mal de chien à refuser le fric que Tintin voulait absolument lui glisser dans la glande.

Ils quittèrent le rade après avoir promis - mais promis sûr - de revenir, le soir, engloutir une rouille avec Serge et le Vieux.

En enquillant dans la tire, Pierrot dit bonjour à Mado et lui spécifia, à la rigolade, « que c'était un homme comme lui, pas un tordu comme Max, qu'elle méritait comme Jules. »

Puis il frima « la surprise » et eut un bêlement admiratif.

- C'est un tourne-disques que j'ai... commença à baratiner Mado.

La Mercedes fila en direction de Champigny.

Serge s'était levé de bonne heure. Depuis qu'il avait des gosses il aurait d'ailleurs pu supprimer le réveille-matin. Avec des gosses, inutile d'attendre le chant du coq. Ce sont plutôt eux, les gosses, qui iraient réveiller le coq à coups de tatanes pour l'inciter à pousser son rituel cocorico.

Serge redressait encore une fois les adresses à prospecter pour son pinard. Car Serge vendait du vin, toutes les marques, ou plutôt toutes les couleurs : blanc, rouge, rosé... une façade comme une autre, et qui permettait de retapisser beaucoup de choses, les coffres-forts, par exemple, et les gourbis fleurant bon le pognon.

Langage aisé, visage ouvert, Serge affichait la carafe du mec doué d'une bonne instruction. II avait effectué des études secondaires sans toutefois aborder le baccalauréat. Revenu d'Indochine, il commença par « se défendre » avec prudence et méthode, mais ces deux qualités réunies ne l'empêchèrent pas de se retrouver au ballon. Il y tira sept ans pour délourdage d'un jacquot. Ce sont les risques du métier. Comme dit le prophète : « On ne fait pas d'omelette avec des œufs durs ». Le Vieux, le cerveau de l'équipe, appréciait Serge pour son sérieux et son chignon. Il lui semblait être une projection de lui-même. Un Vieux qui n'aurait pas eu le poil blanchi.

Serge avait épousé Christiane, fille de bonne famille, et l'avait peu à peu convertie à sa religion de malfrat. Deux enfants -Brigeou et Olivier, respectivement sept et six ans -cimentaient encore leur union. Ces deux lardons étaient adorés par tous les associés de Serge et, pour eux, le Vieux en arrivait même à oublier parfois ses principes d'économie. Car le Vieux ne les lâchait pas avec un élastique et drivait ferme son pognon. Il était inutile de chercher son blase sur les listes de souscription en faveur des petits mongols.

Marinette, femme du Vieux, raffolait des gosses de Serge. Elle eut désiré avoir les mêmes... mais ce Vieux, à force d'être prudent ! Un jour qu'elle ré-embrayait sur ce sujet, Pierrot lança : « T'as qu'à baiser avec un carbone, ainsi tu auras les deux d'un seul coup ». Il fallait être Pierrot pour débloquer de la sorte. Le Vieux et Marinette lui permettaient tout. D'ailleurs ce genre de salade arrangeait Le Vieux qui voyait Marinette entamer un parcours glissant. Si on écoutait les frangines, on serait tellement occupé à produire des mômes à la chaîne qu'on en viendrait à négliger les attaques de banque.

Serge était content que Max ait dévissé du séchoir juste à temps pour enquiller dans l'affaire qu'il avait redressée en fourguant son pinard. Un vrai velours ! Un coffiot que l'équipe devait pouvoir manger entre vingt et vingt cinq minutes. Non que l'équipe fût financièrement à l'agonie et attendît après un coup pour renflouer le portefeuille, non !... mais il y avait Pierrot et ses chevaux, Pierrot toujours raide d'une semaine à l'autre, Pierrot qui poussait à la roue, rouscaillait qu'on s'embourgeoisait. Une vraie anti-rouille, en somme, ce Pierrot ! Tant qu'il y aurait des canassons il y laisserait son carbure, et tant qu'il serait fauché il voudrait grimper sur des coups et pousserait à la bagarre. Une sangsue, ce Pierrot.

Pourtant, étant donné la grosse affaire annoncée par Le Vieux (sans fournir de détails, comme à son habitude) le bon sens eut commandé d'attendre ce gros coup sans se mouiller les paturons sur des affaires secondaires. Mais Pierrot et le bon sens ! Pierrot désirait du fric. Avec ses saucissons à trois pattes il n'en avait jamais assez. Aussi faisait-il des extras, enquillait-il sur des boulots avec d'autres équipes. Cette dispersion déplaisait au Vieux. Il n'appréciait pas. Mais qu'y faire ? Pour être agréable à Pierrot l'équipe ne pouvait cependant pas « sortir » toute les semaines et monter sur des coups vaseux ! Au retour des expéditions effectuées en dehors de l'équipe, Pierrot, régul comme pas un, offrait toujours de fader le friot. Tout le monde refusait. (Quoique, disait Le Vieux, on aurait aussi bien pu prendre l'oseille puisque Pierrot allait la fourguer au P.M.U.)

Serge se fringua avec recherche mais sans ostentation. Christiane veillait au choix de la cravate, seul compartiment oui le bon goût naturel de Serge se démentît quelquefois.

- Chéri, tu vas mettre cette bleue avec ce costume ? Tiens, prends plutôt cette cravate club. Ce sera plus discret.

- D'accord, bébé !

Beau bébé, d'ailleurs, que Christiane. A trente et un an, malgré deux maternités, elle faisait penser à tout autre chose qu'une nature morte. Bien roulée, crinière auburn, elle se sapait avec beaucoup de chic. De la vraie élégance. Pas du clinquant, du tape à l'œil.

Mado et Monique, femmes de Max et Pierrot, enviaient Christiane qui, installée dans ses meubles, était en outre mariée légitimement. Par ricochet, elles renaudaient dur après ces deux louchetracs de Max et Pierrot qui promettaient toujours la lune sans jamais en offrir un quartier : « On a le temps d'aller devant le ratichon vous passer l'alliance au doigt, disaient-ils. C'est pas aussi bien comme ça ? »

Désireux d'éviter les explosions, les hommes s'évertuaient à ne jamais réunir les gonzesses. A la rigueur : Marinette et Christiane... Marinette-Mado... Marinette - Monique... Mado - Monique... mais très rarement les trois ou quatre à la fois.

En revanche, ces dames, si différentes qu'elles pussent être, gobaient fort les associés de leur mari. Pas maladroits, ces derniers s'entendaient à entretenir l'ambiance. Ce n'était déjà pas si mal.

- Tu rentreras tard, ce soir, Serge ? questionna Christiane en nouant la cravate de son mari.

- Probablement. Tu sais, Le Vieux sort rarement, mais lorsqu'il sort !... Et puis, ce soir, tout de même, c'est un peu exceptionnel, nous fêtons le retour de Max.

- Ne bois pas trop.

- Oh ! ce n'est pas mon habitude !

- Justement, tu manques d'entraînement ! Un rien te saoule. Chaque fois que vous sortez en équipe, tu me reviens à quatre pattes.

- Tu exagères !

- Pas tellement. La dernière fois, tu t'es pointé avec Pierrot et vous avez fait un boucan à réveiller l'immeuble entier. Vous vous êtes couchés tout habillés dans le même lit. Viens me dire après ça que vous aviez bu du pippermint ! Oh ! tu peux rire, va ! Quoi ? Pierrot ? Oui, oui, Pierrot a bon dos ! En tout cas, cette nuit, ne remorque personne ici. Si vous êtes défoncés allez ronfler sous les ponts. Ici c'est un quartier bien. Un immeuble correct. Pas besoin de rodéo.

Serge promit de ne boire que du lait, l'embrassa, s'offrit un court voyage en ascenseur, récupéra son I.D. et fila lui aussi chez le Vieux, à Champigny.

 

Petit, un mètre soixante-cinq, quarante-cinq balais, cheveux coupés en brosse, couleur poivre et sel, visage buriné de vice, le Vieux travaillait son jardin.

Vêtu d'une cote bleue, il bêchait, sarclait, taillait depuis six heures du matin, avec amour et dévotion. Son jardin était une partie de sa vie. Peut-être la meilleure. Marinette, sa femme, vivait avec lui depuis vingt ans. Malgré ses quarante-deux piges, elle gardait beaucoup d'allure. Et il n'y avait pas que l'allure ! Marinette avait fait ses preuves. C'était du solide, de la bonne came. Le Vieux l'aimait beaucoup. De son côté, Marinette trouvait qu'il n'y avait pas meilleur que son Vieux sur le marché. Il était parfait... sauf pour le pognon car, là, il groumait à en devenir fatigant. C'était vraiment pas de la tarte. Il fallait se le respirer.

Tout en bossant, le Vieux songeait à son capital investi ; des parts dans un hôtel de passes, à Montmartre (avec les putes, pas de chômage). Un gros paquet de fric placé dans une affaire de contreplaqué. (De nos jours, les murs, la rocaille, personne en veut plus. Maintenant on construit léger, vite et pas cher. Au moindre coup de vent la baraque s'envole et se retrouve dans l'Oregon, mais ça, on s'en fout !) Egalement un peu de fraîche prêtée à coup sûr et à gros intérêt. Une maison et du terrain dans l'Yonne que son père occupait à demeure. Ah ! sa villa de Champigny aussi - jardin compris !... plus quelques jaunets à l'abri dans le bas de laine pour rester dans la pure tradition française. Oui, il n'était pas mal arrimé. Encore cette grosse affaire et, hop ! il raccrocherait. Il ne faut pas tenter le diable. On perd tout à vouloir trop gagner. Quant à la petite affaire dont Serge lui avait touché deux mots, elle permettrait de remettre Pierrot en selle et constituerait pour l’équipe comme une espèce de rodage avant la grosse opération. Mais, après cette amusette, le vrai boulot,  le gros pacsif, quatre vingt à cent briques pour chacun. Un travail à l'anglaise, quoi !

Sortant de sa rêverie, Le Vieux s'aperçut qu'il restait appuyé sur sa bêche. Il recommença à bosser.

 

Arrivé devant le H.L.M, Max gara sa chignole dans le parking.

- Va acheter des fleurs pour Marinette, dit-il à Mado. Avec Pierrot nous partons en avant garde.

- N'achète surtout pas des fleurs coupées, conseilla Pierrot. Le Vieux s'en relèverait pas. Essaye de dégauchir des fleurs en pot, de manière qu’il puisse les repiquer.

En les voyant s'apporter tous les deux, le Vieux entra dans la turne se laver les paluches. Ceci lui permettrait en outre de les réceptionner à l'intérieur. Toujours discret, le Vieux... à cause des voisins.

Max s'avança le premier. Marinette l'accueillit. 

- T'es bien pâlot mon grand, gémit-elle en le serrant affectueusement dans ses bras.

- Ben, tu sais, d'où je viens, le soleil... Le Vieux surgit :

- Ah ! te voilà, petit saligaud ! Un an de cabane pour un sauret, il faut vraiment être une tronche !

Ça y était. C'était parti ! Pierrot rigolait doucement. Max laissait passer l'orage.

- Ça n'aurait dépendu que de moi, continua de rugir Le Vieux, je te la faisais effectuer dans une cage de fer, comme La Balue, ton année, parole d'homme ! Je te les avais pourtant serinés les bons conseils ! Mais les jeunes !... Ça croit tout savoir !... On se figure qu'ils écoutent et, vlan ! ils font tout le contraire ! Résultat, hein, tu as vu ?... Résultat, une pige ! Une pige pour julot ! Un type de mon équipe ! J'ai pensé en crever de honte !

Mado arriva fort opportunément avec son pot de fleurs. Il était assez petit pour boucher l'Arc de Triomphe. Elle avançait au radar, sans visibilité.

Marinette vint à la rescousse. Elles posèrent le pot par terre sous l'œil soudain attentif du Vieux. Il en oubliait Max, les reproches, la suite de la diatribe si bien commencée. Il examinait le rosier. Eût-il été seul, il serait allé chercher une loupe pour mieux en compter les boutures.

- Ce n'est pas de la daube, décida-t-il enfin d'un ton quelque peu gourmand.

Serge arriva à ce moment-là, à midi pile, exact comme l'étalon en platine, le mètre scientifiquement admis.

On passa à table. Ricard first ! Pierrot se distingua aussitôt en laissant choir son verre sur le tapis.

- Je t'apporte un autre verre, fit vivement

Marinette.

- Amène-lui plutôt bavoir, lança sarcastiquement le Vieux.

- Il ferait mieux de se foutre tout de suite en slip, ajouta Serge.

Après le repas - on n'avait ni mangé des cafards grilles,ni siroté la menthe à l'eau - le Vieux sortit des cigares longs comme une note de plombier. Les femmes se tirèrent. Le Vieux passa aux choses sérieuses. Sortant du placard un paquet enveloppé de papier Kraft, il le posa devant Max. Silence général. Max ouvrit le pacson. Une quantité de liasses apparut. Des chocolats de dix. De la coupure pour adultes

- Quatre bâtons et demi, commenta le Vieux. Pendant que tu étais à la ratière nous avons touché deux bricoles. Trois briques et demie sur la première. Douze unités sur la seconde. Ça en fait trois huit à ton pied... plus sept cents que Pierrot t'a gagnés en faisant un extra. Car monsieur fait toujours des extras ! Monsieur travaille avec d'autres équipes ! Bref, il a tenu à te réserver une part sur cette affaire personnelle. Bon, ça va, ça va, je vois ce que tu vas nous bonir ! On est bon pour le discours ému, nous n'y coupons pas du trémolo !  Garde ta salive  Nous emmerde pas !

- Vous êtes... commença néanmoins Max touché.

- De vrais cons ! coupa le Vieux, pendant que tu n'en fous pas une rame en gabiole nous allons tapiner pour toi.

Le ton démentait les paroles.

- Vous êtes vraiment de chics types, reprit Max.

Il préleva sept liasses, les tendit à Pierrot.

- Tiens, reprends ton fric, ça ne compte pas, dans l'équipe... mais merci quand même.

Pierrot y alla au charon mais, d'autor, Max lui colla les talbins dans les pognes.

- Mais je t'en devais trois cents ! plaida Pierrot.

- Rends-les moi et n'en parlons plus. Pierrot remboursa sa dette et confessa naïvement en regardant les quatre cents sacs qui lui restaient entre les doigts :

- Dans le fond, ça m'arrange. Question pognon je donnais sérieusement de la bande.

- Ces quatre cents raidillards vont peut-être te permettre de rester peinard jusqu'à ce qu'on tape la grosse affaire ? railla le Vieux en se curant les dents avec un bout d'allumette. (Encroumé comme l'était Pierrot, il savait bien que ce pognon n'allait pas toucher terre.)

Pris bille en tête, Pierrot hésitait à répondre, à s'engager :

- Ta grosse affaire ? Tout dépend s'il faut attendre longtemps.

- J'en sais rien. Six mois, un an...

- Six mois ! s'épouvanta Pierrot.

- Ça va ! trancha le Vieux, j'ai compris, je m'en doutais ! Tu vas encore déterrer la hache de guerre sans nous ! A ce compte j'aime autant que tu... bref, nous nous pointerons sur une affaire mineure en attendant le grand jour. Serge m'a signalé un coffiot. Je mettrai les détails au point avec lui. Entre temps Max pourra partir en vacances reprendre des couleurs et oublier les mauvais souvenirs. Nous opérerons à la fin du mois prochain.

- Y a le fricot dans ce coffre ? demanda Pierrot toujours turlupiné par son budget immédiat.

- Quinze bâtons au minimum.

Pierrot calcula rapidement la possibilité d'attendre six, douze mois, la grosse affaire annoncée, avec trois ou quatre millions en poche plus les rentrées de sa Monique. « C'est un peu juste, pensa-t-il. Bah ! Qui vivra, verra !... et d'ailleurs, aux courses, quelquefois on gagne ! »

- Dès que Max sera revenu de vacances nous tiendrons une conférence chez Serge, fit le Vieux. Au fait, où vas-tu, fiston ?

- Ma foi... Mado entra.

- Si on allait en Italie ? proposa-t-elle.

- Bonne idée, rigola Pierrot. Max y apprendra à jouer de la mandoline, ça le changera du violon.

- J'avais pensé aller traîner mes guêtres en Allemagne, dit Max. Histoire de frimer comment ça se passe chez les Teutons. En fouinant un peu dans le bled je peux remonter une embrouille, sait-on jamais.

Les autres approuvèrent.

- Et l'Italie ? s'écria Mado outrée. (Décidément elle y tenait.)

- On partirait par l'Allemagne, on reviendrait par l'Italie, proposa Max. Ça te botte ?

Bien sûr que ça lui bottait. Un mois de vacances avec son homme, trente jours de paradis, vous pensez !

- Conférence dans un mois, répéta le Vieux. Et maintenant assez parlé boulot.

Le soir, ils s'offrirent une bamboula maison. Les bouteilles de Champagne défilaient comme les trains à la gare St. Lazare. Entre deux rouilles, Max écrivit, de chez Tintin, à un pote de sa cellule. Pierrot qui se flattait d'avoir du style l'aida à rédiger la bafouille et termina par un « Bon, mec, je te quitte. En dévissant, si t'es malade, viens donc mourir à la maison. On s'occupera des obsèques et si le cercueil est trop lourd, on fera ça en deux voyages. »

De chez Tintin, ils filèrent chez Mario, un grossium du Milieu. On ne rencontrait pas de baltringues, de voyous à la mie de pain dans son rade. Deux amis. Tonton et le petit Marcel, vinrent les y rejoindre.

De là, ils se translatèrent chez Yvonne, bonne copine au Vieux. Les bouchons sautèrent à nouveau.

Puis la bringue se poursuivit sur Montmartre. Partout accueil déférent. Leur cote était au zénith. Cette constatation flatta le Vieux.

Lorsque Max rentra, vers cinq heures du matin, il tanguait comme un vieux rafiot. Il songea un instant à ses potes, en taule, roupillant derrière les barreaux à six ou sept par cellule, et, aussi, qu'il n'y avait pas encore vingt-quatre heures qu'il avait décarré de la Santaga. Pourtant sa libération lui paraissait éloignée dans le temps, vieille déjà d'un siècle.

Mado s'était endormie avec la lumière éclairée. Max se défringua, se glissa dans les toiles. Sa présence la réveilla. Malgré sa cuite, il la sabra férocement.

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